29/09/2020

Une histoire de vautours, de charognes et de rage

La première alerte date de 1999, dans le Rajasthan (Inde) : selon les responsables du Keoladeo National Park, l’abondante population locale de vautours aurait perdu en quelques années plus de 96% de ses membres. Mais cela ne s’arrête pas aux limites du parc, ni même à une région : habitués à la présence de millions de vautours, les habitants de l’Inde assistent à l’effondrement des trois principales espèces régionales. Leur raréfaction est flagrante au-dessus des « tours du silence », où les fidèles parsis exposent les corps de leurs défunts aux becs des rapaces - car le culte parsi traditionnel ne tolère ni enterrement ni crémation : pour faire disparaître un cadavre il faudrait des mois au lieu de quelques heures ou quelques jours. Commence alors un thriller scientifique qui va durer quelques années : entre comptages de populations des différentes espèces de rapaces du sous-continent, analyse des cadavres, vérifications, et mise à l’épreuve d’hypothèses, les chercheurs sont sur la piste d’un tueur en série.

Qui a tué les vautours indiens ?

Le Dr Lindsay Oaks (1960-2011) est l’un de ces scientifiques internationaux. Comme souvent dans ce secteur, sa carrière académique est la suite logique d’une passion, cultivée dès son plus jeune âge dans des démonstrations de fauconnerie, développée au Dubai Falcon Hospital après ses études vétérinaires, et mise au service du Peregrine Fund, un centre de conservation des oiseaux de l’Idaho. Enseignant et chercheur à la Faculté de Médecine Vétérinaire de l’Université d’État de Washington, microbiologiste et spécialiste de médecine de conservation, il est déjà connu pour ses travaux sur les maladies virales qui déciment les faucons Aplomado en captivité, sur le rôle du plomb dans la mortalité des condors californiens, et sur le virus de l’herpès dans différentes espèces d’oiseaux.

L’autopsie des vautours révèle que leurs organes internes sont couverts d’une pellicule visqueuse blanchâtre, caractéristique d’une crise de goutte viscérale, à laquelle ils succombent en quelques heures ou quelques jours, après destruction complète du fonctionnement de leurs reins. Certains spécialistes recherchent une nouvelle infection, mais les virus ou bactéries suspects ne devraient pas toucher toutes les espèces de vautours atteintes, et ne devraient pas épargner les autres charognards. Cette répartition plaide plutôt pour l’existence d’une sensibilité spécifique des espèces impactées à un nouveau poison, et comme les proies des vautours sont avant tout les cadavres d’animaux d’élevage, c’est dans cette direction que va chercher l’équipe de Lindsay Oaks. En avril 2003, au Pakistan, ils établissent la corrélation entre l’usage vétérinaire d’un nouvel anti-inflammatoire non stéroïdien, le diclofénac, et les ravages dans les populations locales de vautours. Et démontrent solidement que les doses recommandées pour le bétail, et leurs résidus dans les cadavres abandonnés, sont létales pour les vautours qui les consomment.

Les conséquences d'une disparition

Comme la religion hindoue interdit de manger les vaches sacrées, uniquement destinées aux travaux des champs et à la production de lait, les rapaces jouent un rôle clé dans le passage des carcasses à d’autres… stades de la matière. En effet, ce sont eux qui les dépècent, permettant aux animaux plus petits, comme les différentes espèces d’insectes, ainsi qu’aux champignons et aux bactéries, de faire leur marché. Avec la disparition des vautours, les carcasses se décomposent donc plus lentement, s’accumulent, et deviennent une perspective alléchante pour les meutes de chiens errants. La conséquence, outre la disparition d’un oiseau emblématique dans les cultures locales, ce sont des risques accrus de contamination des humains par des maladies comme la rage, puisque contrairement aux vautours, chiens, chats ou rats sont des espèces qui vivent à notre contact.

Ainsi est mis en évidence un redoutable effet boomerang : à un bout de la chaîne, nous trouvons l’introduction d’un médicament dans les élevages de bétail, sans véritable évaluation de son impact environnemental – à l’autre bout, c’est un écosystème entier qui se trouve déréglé, et (y compris) au cœur même des villes, c’est la santé des populations humaines qui est menacée. La morale de cette histoire exemplaire, c’est l’interdépendance sanitaire des espèces domestiques, des espèces sauvages et de l’espèce humaine – ce que les Nations Unies ont résumé sous le terme « One Health ».   

Quinze ans plus tard, alors que l’usage vétérinaire du diclofénac est interdit en Inde depuis 2006, il continue à être utilisé dans des circuits parallèles. Un centre de reproduction pour les charognards, le Jatayu and Sparrow Conservation Breeding Centre (JCBP) a été ouvert en 2001, sous l’auspice de la Bombay Natural History Society, et avec l'aide de la Société royale pour la protection des oiseaux et de l'Institut de zoologie de la Société zoologique de Londres. Il est situé à 200 km au nord de New Delhi, dans l’État de Haryana, et abritait 289 individus en 2018, avec des taux de reproduction encourageants. Néanmoins, les trois espèces de vautours concernées demeurent en danger d’extinction. Quant à la rage, elle reste en Inde une maladie à forte incidence, dont les dégâts précis sont difficiles à évaluer (entre 10 000 et 30 000 cas par an).

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La première alerte date de 1999, dans le Rajasthan (Inde) : selon les responsables du Keoladeo National Park, l’abondante population locale de vautours aurait perdu en quelques années plus de 96% de ses membres. Mais cela ne s’arrête pas aux limites du parc, ni même à une région : habitués à la présence de millions de vautours, les habitants de l’Inde assistent à l’effondrement des trois principales espèces régionales. Leur raréfaction est flagrante au-dessus des « tours du silence », où les fidèles parsis exposent les corps de leurs défunts aux becs des rapaces - car le culte parsi traditionnel ne tolère ni enterrement ni crémation : pour faire disparaître un cadavre il faudrait des mois au lieu de quelques heures ou quelques jours. Commence alors un thriller scientifique qui va durer quelques années : entre comptages de populations des différentes espèces de rapaces du sous-continent, analyse des cadavres, vérifications, et mise à l’épreuve d’hypothèses, les chercheurs sont sur la piste d’un tueur en série.

Qui a tué les vautours indiens ?

Le Dr Lindsay Oaks (1960-2011) est l’un de ces scientifiques internationaux. Comme souvent dans ce secteur, sa carrière académique est la suite logique d’une passion, cultivée dès son plus jeune âge dans des démonstrations de fauconnerie, développée au Dubai Falcon Hospital après ses études vétérinaires, et mise au service du Peregrine Fund, un centre de conservation des oiseaux de l’Idaho. Enseignant et chercheur à la Faculté de Médecine Vétérinaire de l’Université d’État de Washington, microbiologiste et spécialiste de médecine de conservation, il est déjà connu pour ses travaux sur les maladies virales qui déciment les faucons Aplomado en captivité, sur le rôle du plomb dans la mortalité des condors californiens, et sur le virus de l’herpès dans différentes espèces d’oiseaux.

L’autopsie des vautours révèle que leurs organes internes sont couverts d’une pellicule visqueuse blanchâtre, caractéristique d’une crise de goutte viscérale, à laquelle ils succombent en quelques heures ou quelques jours, après destruction complète du fonctionnement de leurs reins. Certains spécialistes recherchent une nouvelle infection, mais les virus ou bactéries suspects ne devraient pas toucher toutes les espèces de vautours atteintes, et ne devraient pas épargner les autres charognards. Cette répartition plaide plutôt pour l’existence d’une sensibilité spécifique des espèces impactées à un nouveau poison, et comme les proies des vautours sont avant tout les cadavres d’animaux d’élevage, c’est dans cette direction que va chercher l’équipe de Lindsay Oaks. En avril 2003, au Pakistan, ils établissent la corrélation entre l’usage vétérinaire d’un nouvel anti-inflammatoire non stéroïdien, le diclofénac, et les ravages dans les populations locales de vautours. Et démontrent solidement que les doses recommandées pour le bétail, et leurs résidus dans les cadavres abandonnés, sont létales pour les vautours qui les consomment.

Les conséquences d'une disparition

Comme la religion hindoue interdit de manger les vaches sacrées, uniquement destinées aux travaux des champs et à la production de lait, les rapaces jouent un rôle clé dans le passage des carcasses à d’autres… stades de la matière. En effet, ce sont eux qui les dépècent, permettant aux animaux plus petits, comme les différentes espèces d’insectes, ainsi qu’aux champignons et aux bactéries, de faire leur marché. Avec la disparition des vautours, les carcasses se décomposent donc plus lentement, s’accumulent, et deviennent une perspective alléchante pour les meutes de chiens errants. La conséquence, outre la disparition d’un oiseau emblématique dans les cultures locales, ce sont des risques accrus de contamination des humains par des maladies comme la rage, puisque contrairement aux vautours, chiens, chats ou rats sont des espèces qui vivent à notre contact.

Ainsi est mis en évidence un redoutable effet boomerang : à un bout de la chaîne, nous trouvons l’introduction d’un médicament dans les élevages de bétail, sans véritable évaluation de son impact environnemental – à l’autre bout, c’est un écosystème entier qui se trouve déréglé, et (y compris) au cœur même des villes, c’est la santé des populations humaines qui est menacée. La morale de cette histoire exemplaire, c’est l’interdépendance sanitaire des espèces domestiques, des espèces sauvages et de l’espèce humaine – ce que les Nations Unies ont résumé sous le terme « One Health ».   

Quinze ans plus tard, alors que l’usage vétérinaire du diclofénac est interdit en Inde depuis 2006, il continue à être utilisé dans des circuits parallèles. Un centre de reproduction pour les charognards, le Jatayu and Sparrow Conservation Breeding Centre (JCBP) a été ouvert en 2001, sous l’auspice de la Bombay Natural History Society, et avec l'aide de la Société royale pour la protection des oiseaux et de l'Institut de zoologie de la Société zoologique de Londres. Il est situé à 200 km au nord de New Delhi, dans l’État de Haryana, et abritait 289 individus en 2018, avec des taux de reproduction encourageants. Néanmoins, les trois espèces de vautours concernées demeurent en danger d’extinction. Quant à la rage, elle reste en Inde une maladie à forte incidence, dont les dégâts précis sont difficiles à évaluer (entre 10 000 et 30 000 cas par an).

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