24/11/2020

Le virus Nipah

C’était en 1998. À peine 50 km au sud de l’agglomération de Kuala Lumpur, son centre financier et ses fameuses Tours Petronas, sur les terres historiques des cultures de rente à l’origine de l’économie de la Malaisie. Noyé dans la forêt équatoriale convertie en plantations, le village de Sungi Nipah allait gagner une célébrité inattendue, en léguant son nom à… un virus.  

À cette époque, l’élevage de porcs est une des principales activités de la région. Les porcheries prospèrent à l’ombre d’arbres fruitiers que les éleveurs exploitent en compléments de revenus. C’est une brusque augmentation des cas d’affections respiratoires dans ces élevages qui alerte d’abord les autorités. Très vite, les ouvriers agricoles qui y travaillent contractent également la maladie, qui se répand jusqu’au Singapour, là où les porcs sont abattus avant que leur chair soit acheminée vers la Chine – la Malaisie est en effet un pays musulman.

La maladie que les autorités de santé découvrent alors a une période d’incubation de 4 à 14 jours. Les personnes contaminées peuvent s’avérer asymptomatiques, ou bien développent une affection respiratoire aigüe, avec fièvre, maux de tête et vomissements. Dans les cas graves, le virus engendre une encéphalite mortelle. Les chercheurs mettront plusieurs mois à déterminer que ce qu’on avait pris initialement pour une épidémie d’encéphalite japonaise est dû à un nouveau type de pathogène, appartenant à la famille des Paramyxovirus (comme la rougeole ou les oreillons). On estime aujourd’hui sa létalité pour les humains entre 40 et 75%. Totalement inconnu jusqu’alors, le nouveau virus laisse les médecins désarmés. Comme on ne dispose toujours pas de vaccin, l’OMS le place parmi les 10 maladies prioritaires en matière de recherche et développement.

Des animaux sauvages aux animaux domestiques

Mais d’où venait cet OVNI (objet viral non identifié) ? Boon Huan Tan, virologue singapourienne, a fini par identifier le réservoir naturel du virus : les Pteropus, un genre de chauve-souris frugivore, connu vulgairement sous le nom de renard volant ou roussette. Pouvant atteindre des envergures de 1,7 mètres, ces animaux nocturnes sont natifs des forêts tropicales, et sont présents dans toute l’Asie du Sud Est, ainsi qu’en Océanie et dans les îles de l’Est du continent africain.

Des populations importantes de ces mammifères volants étaient présentes dans les arbres fruitiers qui longeaient les élevages de Sungi Nipah, y trouvant une source de nourriture et un abri où dormir pendant les heures chaudes de la journée. En déféquant et en grignotant des fruits qui tombaient ensuite des arbres, ils auraient exposé les porcs au virus (qui peut toucher de nombreuses autres espèces proches de l’homme, comme les moutons, mais aussi les chats et les chiens). Ceux-ci ont ensuite joué le rôle d’hôte amplificateur : ils ont permis au Nipah de circuler mieux et plus facilement vers les humains. Les porcs vivent en effet à proximité des humains – avec qui ils partagent 95% de leurs gènes –, et peuvent contracter le virus tout en ayant peu de chances d’en mourir. Dans les élevages porcins, le nombre et la promiscuité des animaux offrent au virus un terrain idéal de développement et de réaménagement génétique ; les conditions d’émergence d’une nouvelle épidémie sont alors réunies. Le rôle de ces amplificateurs, véritables ponts entre les humains et les réservoirs naturels des virus – en général des animaux que les humains côtoient peu – est central dans différents cas de zoonoses contemporaines.

Le fruit des activités humaines

Mais pourquoi les roussettes se trouvent-elles en nombre aussi important aux abords des élevages des États malaisiens du Perak, du Negeri Sembilan et du Selangor ? Pour le savoir, il faut remonter à la source des fumées qui asphyxient régulièrement les habitants de la côte occidentale de la Malaisie. À travers le détroit de Malacca, les incendies de forêts déclenchés sur les différentes îles d’Indonésie, pour défricher du terrain avant d’y planter notamment des palmiers à huile, constituent un authentique écocide qui touche toutes les espèces, provoquant l’exode de celles qui peuvent se sauver. Une activité humaine destructrice a ensuite renforcé l’autre, puisque l’exploitation intensive de porcs, qui signifie leur entassement dans des enclos, a créé de véritables foyers de contagion. Pour finir, c’est tout un système économique qui a donné au virus son dynamisme : la Malaisie, où la viande de porc est peu consommée, mais qui s’était faite exportatrice de porcs par le jeu du commerce international, offrait à l’épidémie les dernières facilités commerciales.

Le succès du virus Nipah est un cas d’école pour démontrer comment les activités humaines – notamment celles qui détruisent les écosystèmes délicats des forêts tropicales, comme l’agriculture et l’élevage intensifs – déterminent l’émergence de maladies zoonotiques. Par la consommation de leur viande ou par l’intrusion dans leur habitat, des animaux qui ont habituellement peu de contacts avec les humains se retrouvent dans la chaîne alimentaire et commerciale : voilà l’occasion pour des agents pathogènes de faire le « saut » d’une espèce à l’autre. Ce n’est pas un hasard si, à l’échelle du globe, les zones où l’on voit émerger de nouvelles maladies sont aussi celles où l’on trouve le plus grand nombre d’animaux et de plantes menacés de disparition !

Un virus toujours actif

Cette première épidémie de Nipah a été arrêtée relativement tôt. Sur 265 cas recensés, 105 personnes en sont mortes. Bien que cette maladie les tue rarement, les porcs ont été sacrifiés en masse : une boucherie de plus d’un million de têtes, dont l’industrie porcine malaisienne ne s’est pas relevée. Aujourd’hui, ces fermes se sont reconverties pour la plupart… à la production d’huile de palme.

Quant au virus, il a beaucoup voyagé, touchant des pays comme la Thaïlande, l’Australie, les Philippines et le Bangladesh, où des flambées ont lieu quasiment tous les ans depuis 2001. On estime aujourd’hui que le pathogène qui circule dans ce dernier pays appartient à un clade* différent de celui qui a sévi en Malaisie. L’une des différences majeures entre ces deux lignées est qu’au Bangladesh les contagions ont lieu surtout par exposition directe à des fruits ou de la sève de palme crue contaminés par la salive des chauves-souris. Plus inquiétant, le Nipah au Bangladesh semble se transmettre beaucoup plus facilement entre humains. Cette même variante du virus a été à l’origine du dernier épisode épidémique important, en 2018 au Kerala, en Inde.

 

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Un cas d'école

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C’était en 1998. À peine 50 km au sud de l’agglomération de Kuala Lumpur, son centre financier et ses fameuses Tours Petronas, sur les terres historiques des cultures de rente à l’origine de l’économie de la Malaisie. Noyé dans la forêt équatoriale convertie en plantations, le village de Sungi Nipah allait gagner une célébrité inattendue, en léguant son nom à… un virus.  

À cette époque, l’élevage de porcs est une des principales activités de la région. Les porcheries prospèrent à l’ombre d’arbres fruitiers que les éleveurs exploitent en compléments de revenus. C’est une brusque augmentation des cas d’affections respiratoires dans ces élevages qui alerte d’abord les autorités. Très vite, les ouvriers agricoles qui y travaillent contractent également la maladie, qui se répand jusqu’au Singapour, là où les porcs sont abattus avant que leur chair soit acheminée vers la Chine – la Malaisie est en effet un pays musulman.

La maladie que les autorités de santé découvrent alors a une période d’incubation de 4 à 14 jours. Les personnes contaminées peuvent s’avérer asymptomatiques, ou bien développent une affection respiratoire aigüe, avec fièvre, maux de tête et vomissements. Dans les cas graves, le virus engendre une encéphalite mortelle. Les chercheurs mettront plusieurs mois à déterminer que ce qu’on avait pris initialement pour une épidémie d’encéphalite japonaise est dû à un nouveau type de pathogène, appartenant à la famille des Paramyxovirus (comme la rougeole ou les oreillons). On estime aujourd’hui sa létalité pour les humains entre 40 et 75%. Totalement inconnu jusqu’alors, le nouveau virus laisse les médecins désarmés. Comme on ne dispose toujours pas de vaccin, l’OMS le place parmi les 10 maladies prioritaires en matière de recherche et développement.

Des animaux sauvages aux animaux domestiques

Mais d’où venait cet OVNI (objet viral non identifié) ? Boon Huan Tan, virologue singapourienne, a fini par identifier le réservoir naturel du virus : les Pteropus, un genre de chauve-souris frugivore, connu vulgairement sous le nom de renard volant ou roussette. Pouvant atteindre des envergures de 1,7 mètres, ces animaux nocturnes sont natifs des forêts tropicales, et sont présents dans toute l’Asie du Sud Est, ainsi qu’en Océanie et dans les îles de l’Est du continent africain.

Des populations importantes de ces mammifères volants étaient présentes dans les arbres fruitiers qui longeaient les élevages de Sungi Nipah, y trouvant une source de nourriture et un abri où dormir pendant les heures chaudes de la journée. En déféquant et en grignotant des fruits qui tombaient ensuite des arbres, ils auraient exposé les porcs au virus (qui peut toucher de nombreuses autres espèces proches de l’homme, comme les moutons, mais aussi les chats et les chiens). Ceux-ci ont ensuite joué le rôle d’hôte amplificateur : ils ont permis au Nipah de circuler mieux et plus facilement vers les humains. Les porcs vivent en effet à proximité des humains – avec qui ils partagent 95% de leurs gènes –, et peuvent contracter le virus tout en ayant peu de chances d’en mourir. Dans les élevages porcins, le nombre et la promiscuité des animaux offrent au virus un terrain idéal de développement et de réaménagement génétique ; les conditions d’émergence d’une nouvelle épidémie sont alors réunies. Le rôle de ces amplificateurs, véritables ponts entre les humains et les réservoirs naturels des virus – en général des animaux que les humains côtoient peu – est central dans différents cas de zoonoses contemporaines.

Le fruit des activités humaines

Mais pourquoi les roussettes se trouvent-elles en nombre aussi important aux abords des élevages des États malaisiens du Perak, du Negeri Sembilan et du Selangor ? Pour le savoir, il faut remonter à la source des fumées qui asphyxient régulièrement les habitants de la côte occidentale de la Malaisie. À travers le détroit de Malacca, les incendies de forêts déclenchés sur les différentes îles d’Indonésie, pour défricher du terrain avant d’y planter notamment des palmiers à huile, constituent un authentique écocide qui touche toutes les espèces, provoquant l’exode de celles qui peuvent se sauver. Une activité humaine destructrice a ensuite renforcé l’autre, puisque l’exploitation intensive de porcs, qui signifie leur entassement dans des enclos, a créé de véritables foyers de contagion. Pour finir, c’est tout un système économique qui a donné au virus son dynamisme : la Malaisie, où la viande de porc est peu consommée, mais qui s’était faite exportatrice de porcs par le jeu du commerce international, offrait à l’épidémie les dernières facilités commerciales.

Le succès du virus Nipah est un cas d’école pour démontrer comment les activités humaines – notamment celles qui détruisent les écosystèmes délicats des forêts tropicales, comme l’agriculture et l’élevage intensifs – déterminent l’émergence de maladies zoonotiques. Par la consommation de leur viande ou par l’intrusion dans leur habitat, des animaux qui ont habituellement peu de contacts avec les humains se retrouvent dans la chaîne alimentaire et commerciale : voilà l’occasion pour des agents pathogènes de faire le « saut » d’une espèce à l’autre. Ce n’est pas un hasard si, à l’échelle du globe, les zones où l’on voit émerger de nouvelles maladies sont aussi celles où l’on trouve le plus grand nombre d’animaux et de plantes menacés de disparition !

Un virus toujours actif

Cette première épidémie de Nipah a été arrêtée relativement tôt. Sur 265 cas recensés, 105 personnes en sont mortes. Bien que cette maladie les tue rarement, les porcs ont été sacrifiés en masse : une boucherie de plus d’un million de têtes, dont l’industrie porcine malaisienne ne s’est pas relevée. Aujourd’hui, ces fermes se sont reconverties pour la plupart… à la production d’huile de palme.

Quant au virus, il a beaucoup voyagé, touchant des pays comme la Thaïlande, l’Australie, les Philippines et le Bangladesh, où des flambées ont lieu quasiment tous les ans depuis 2001. On estime aujourd’hui que le pathogène qui circule dans ce dernier pays appartient à un clade* différent de celui qui a sévi en Malaisie. L’une des différences majeures entre ces deux lignées est qu’au Bangladesh les contagions ont lieu surtout par exposition directe à des fruits ou de la sève de palme crue contaminés par la salive des chauves-souris. Plus inquiétant, le Nipah au Bangladesh semble se transmettre beaucoup plus facilement entre humains. Cette même variante du virus a été à l’origine du dernier épisode épidémique important, en 2018 au Kerala, en Inde.

 

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